Khalid Chraibi
Le rapport « 50 ans de développement humain », présente une remarquable rétrospective des politiques appliquées et des résultats obtenus dans les principaux secteurs économiques et sociaux depuis la proclamation de l’indépendance. Ceux qui s’intéressent au secteur privé marocain trouveront matière à réflexion dans l’excellente contribution du professeur Mohamed Saïd Saâdi, retraçant l’évolution du secteur privé au cours du demi-siècle écoulé et évaluant sa modeste contribution à la croissance économique et au développement humain du pays.
De la lecture de ces rétrospectives, on retient que la panoplie de mesures édictées dans le but d’améliorer le niveau de vie économique et social de la population en général au cours de ce demi-siècle n’ont eu qu’une portée réduite par rapport aux objectifs visés, mais ont fourni à ceux qui ont su profiter de leurs dispositions l’opportunité d’édifier des fortunes privées importantes. Le secteur industriel en fournit une illustration intéressante.
Les pouvoirs publics se sont évertués à mettre en place, depuis l’indépendance, des institutions appropriées, à même de favoriser la croissance industrielle et le développement humain, et à faire émerger une classe d’entrepreneurs et de gestionnaires compétents, innovateurs et dynamiques, capables de faire tourner les rouages de la machine économique.
La politique économique se fixa des objectifs raisonnables et viables, tels que le développement des exportations agricoles et du tourisme, la substitution de productions nationales aux produits importés et l’association de capitaux nationaux et étrangers dans les principaux domaines d’activité économique.
Dans ce but, une politique de promotion du secteur privé fut mise en œuvre, basée sur un impressionnant, mais tout à fait logique, système d’incitations.
Des codes d’investissement furent adoptés, accordant des avantages sous forme de primes d’équipement, de bonification des taux d’intérêt, de couverture du risque de change, de garantie de transfert des capitaux des investisseurs étrangers…
Des mesures de protection douanière (taxation et contrôle des importations…) furent édictées pour favoriser le développement de productions nationales de biens de consommation courante, en substitution aux importations. Afin d’encourager les industries orientées vers les exportations, des régimes économiques spéciaux en douane furent mis en place, permettant l’importation en suspension de droits de douane des matières premières destinées à être utilisées dans la production de produits destinés à l’exportation.
Pour financer leurs investissements, les entrepreneurs purent bénéficier de crédits importants, octroyés à des conditions avantageuses (faible taux d’intérêt, durée de remboursement étendue) par des institutions spécialisées nouvellement créées ou remises à niveau telles que la Banque Nationale de Développement Economique (BNDE), le Crédit Immobilier et Hôtelier (CIH), la Caisse Nationale de Crédit Agricole (CNCA), etc.
D’autres institutions spécialisées, telles que l’Office de Développement Industriel (ODI) ou l’Office de Commercialisation et d’Exportation (OCE) furent mis en place, pour aider les opérateurs économiques à développer leurs activités sur des bases bien étudiées.
Afin de maintenir la compétitivité des produits marocains sur le plan international, qui était associée dans l’esprit des décideurs économiques à un faible coût de main d’œuvre, une politique de bas salaires fut appliquée, y compris le blocage du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) sur des durées prolongées.
La décision de « marocanisation » des activités économiques vint à point nommé ajouter la dernière pierre à l’édifice en 1973, en obligeant les propriétaires étrangers opérant dans de nombreux secteurs à prendre des associés marocains.
Or, à l’heure où l’on dresse le bilan du cinquantenaire, on constate que toutes les mesures indiquées, pourtant parfaitement justifiées et adaptées aux besoins de la situation de l’époque, n’ont eu qu’un effet marginal sur le développement du secteur privé industriel. La contribution de ce secteur à la valeur ajoutée nationale est restée modeste, les produits continuant d’être parfois de qualité moyenne ou médiocre et les prix beaucoup plus élevés que ceux des produits étrangers comparables. Les exportations ont continué d’être faibles et les importations plus nécessaires que jamais, alors que le taux de chômage de la population urbaine continuait de grimper.
Pourquoi le secteur industriel n’a-t-il pas fait preuve du dynamisme, de l’esprit d’innovation, des grandes réalisations escomptés, après que l’Etat lui ait fourni tous les moyens pour prendre son essor et apporter une contribution importante au développement économique et humain du pays ?
Les principales sociétés industrielles ont été vendues par leurs propriétaires étrangers, depuis l’indépendance, à des opérateurs marocains qui n’avaient ni la vocation d’entrepreneurs industriels, ni l’expérience ou le profil requis, ayant fait fortune dans des activités liées au commerce, à l’immobilier et à la propriété agricole. Ces opérateurs avaient simplement su tirer parti des avantages de la politique économique appliquée par l’Etat, usant de leur accès privilégié à l’appareil administratif, de leurs liens avec le pouvoir politique, ou encore des relations qu’ils entretenaient avec les banquiers de la place et avec les opérateurs économiques étrangers.
Les nouveaux propriétaires se sont empressés de développer des situations de rente, sur des segments de marché captifs, tout en usant habilement de l’effet de levier pour prendre progressivement le contrôle d’autres entreprises.
La concentration de pouvoir économique qui en a résulté s’est parfois traduite par l’édification de véritables conglomérats ayant des pôles diversifiés (financier, industriel, commercial), dont les dirigeants étaient des membres d’une même famille, principalement intéressés par le brassage des affaires en vue d’un gain rapide. En conséquence, ils n’accordaient qu’un intérêt de second ordre à d’autres préoccupations telles que la gestion des ressources techniques, financières ou humaines d’une entreprise déterminée, qu’ils étaient prêts à revendre à un bon prix quand l’occasion se présenterait. Le développement de nouveaux produits, l’amélioration de la qualité de production ou l’exploration de marchés étrangers ne faisaient pas partie de leurs préoccupations prioritaires, tant que les affaires « rapportaient gros » par ailleurs.
Bien sûr, toutes généralisations sont excessives. Le tissu industriel a également vu la multiplication de milliers de PME tout au long de cette période, à l’initiative, cette fois, de véritables entrepreneurs fortement motivés, prêts à innover, à prendre des risques, à sortir des sentiers battus pour développer des activités pointues et pour se faire une place dans un créneau qu’ils étaient parfois les seuls à avoir identifié. On connaît tous des « success stories » marocaines, des « self made man » à l’américaine, mais ces entreprises restent pour l’essentiel vulnérables et fragiles, des affaires de famille au vrai sens du terme, et leur contribution à l’activité du secteur industriel reste mineure.